mardi 27 décembre 2016

Manger pour fabriquer plus de neurones


On a longtemps cru que la neuroplasticité reposait exclusivement sur la formation de nouvelles connexions, hors l'idée que des neurones naissent tout au long de la vie et que cela joue sur l'apprentissage s'est imposée au cours des années 1990.

La production de nouveaux neurones serait limitée à quelques régions du cerveau, en particulier l'hippocampe et la zone subventriculaire, elle-même connectée au bulbe olfactif.

Quand on  bloque la neurogenèse  par des traitements aux rayons X ou par des médicaments chez des souris, celles-ci réussissent beaucoup moins bien les tests de mémorisation. Les deux hippocampes assurent en effet le transfert des souvenirs vers la mémoire à long terme mais l'hippocampe n'est pas seulement un maître d'œuvre de l'apprentissage, il participe aussi à la régulation de l'humeur.

En 2013, l'équipe de Nuno Sousa, de l'université de Minho, au Portugal, a ainsi montré que des rats chez qui elle a été arrêtée deviennent « dépressifs » : ils perdent le goût de l'eau sucrée et l'envie de survivre quand les conditions sont hostiles, des signes caractéristiques de la dépression chez les modèles animaux.

De l'avis des chercheurs, d'autres expériences sont encore nécessaires pour confirmer que les perturbations de la neurogenèse sont la cause et non la conséquence des troubles psychiques. Ils soulignent en outre que l'essentiel n'est pas le nombre de nouveaux neurones créés, mais la proportion d'entre eux qui survivent et s'intègrent dans les réseaux de l'hippocampe. En effet, la plupart des jeunes neurones meurent assez vite.

Si la bonne humeur et la mémoire dépendent de la production de neurones, les aliments qui la favorisent doivent avoir un effet positif sur notre psychisme. Sandrine Thuret neurobiologiste au King's College, à Londres, est convaincue qu'on peut en attendre de nombreux bénéfices : « Bien que l'action des neurones nouvellement créés reste limitée à l'hippocampe, cette structure participe à de nombreux processus cérébraux », explique la neurobiologiste. Autrement dit, la question « quels nutriments absorber pour développer nos capacités cognitives ? » devient « comment adapter nos habitudes alimentaires pour augmenter la cadence de nos usines à neurones ?
Ce menu n'est pas facile à établir, car les humains ne sont pas des rats de laboratoire, que l'on peut élever dans un environnement standardisé, avec un programme bien défini, et observer à volonté.

Espacer les repas stimule le cerveau

 En 2009, l'équipe de la neurologue Agnes Flöel, de l'université de Münster (Allemagne), a vérifié que "moins manger" améliorait les capacités cognitives. Pendant trois mois, les chercheurs ont restreint d'un tiers le nombre de calories absorbées par des personnes âgées. Cette courte période a suffi pour que les sujets obtiennent de bien meilleurs résultats à des tests de mémoire par rapport aux membres d'un groupe témoin. Ce coup de fouet cognitif aurait été sélectionné par l'évolution : en période de famine, les humains auraient eu besoin d'être très actifs mentalement pour trouver de la nourriture.
Les résultats d'Alain Dagher et ses collègues de l'université McGill, à Montréal, suggèrent d'ailleurs que la ghréline, une hormone provoquant la sensation de faim, améliore la mémoire. Les chercheurs ont montré des images de nourriture à vingt participants et injecté de la ghréline à douze d'entre eux. Cette injection a intensifié l'activité dans plusieurs régions de leur cerveau, comme l'a montré l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. En outre, le jour d'après, les participants qui avaient reçu de la ghréline se souvenaient mieux des images de nourriture.
Jeûner pour augmenter ses capacités mentales risque cependant de n'être pas du goût de tout le monde. Sandrine Thuret propose une option moins drastique : espacer les repas en mangeant globalement à peu près les mêmes quantités. Un régime qu'elle a appliqué à ses souris, nourries un jour sur deux mais avec un buffet à volonté, de sorte que la quantité totale de calories absorbées ne diminuait que légèrement. Or ce jeûne intermittent a aussi stimulé la création de neurones. Selon la neurobiologiste, espacer les repas modifie l'expression de certains gènes impliqués dans la neurogenèse.

Neurogenèse stimulée par les oméga 3

Comment composer un menu pour vos neurones ? De nombreuses études chez les rongeurs ont montré que la neurogenèse est stimulée par les acides gras oméga 3. Pas étonnant, quand on sait que 60 % de la masse sèche du cerveau est constituée de lipides, en particulier de deux oméga 3, l'acide eicosapentaénoïque (EPA) et l'acide docosahexaénoïque (DHA). Créer de nouveaux neurones nécessite donc de fournir ces acides gras à l'encéphale en quantité suffisante.
L'influence des oméga 3 a par exemple été observée chez les souris transgéniques « Fat-1 », qui les produisent par elles-mêmes grâce à un gène du vers Caenorhabditis elegans. Non seulement ces souris fabriquent beaucoup plus de neurones que les souris normales, mais elles obtiennent aussi de meilleures performances à des tests de mémoire tels que la piscine de Morris.

Les oméga 3, aussi efficaces que des antidépresseurs

Les êtres humains, quant à eux, doivent trouver les oméga 3 dans leur nourriture. L'EPA et le DHA sont surtout présents dans les poissons gras, saumon ou anchois. Notre métabolisme peut aussi les fabriquer à partir de l'acide α-linolénique (ALA) des huiles végétales, mais en quantité trop faible. Les chercheurs conseillent donc de manger régulièrement des poissons gras.
Ce pourrait être aussi important pour la santé mentale, puisque plusieurs troubles psychiques semblent liés à des perturbations du métabolisme des oméga 3. Ainsi, les patients dépressifs ont souvent un taux d'oméga 3 dans le sang plus faible que la moyenne. En outre, l'équipe de Mehdi Tehrani-Doost, de l'université de Téhéran, a montré en 2008 que l'administration d'epa pendant huit semaines diminue leurs symptômes aussi efficacement que l'antidépresseur classique fluoxétine.
Les chercheurs ont obtenu des effets bénéfiques avec les oméga 3 dans des pathologies aussi diverses que le trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité (tdah), la schizophrénie ou la maladie d'Alzheimer. Cependant, ces effets peinent à être reproduits et les résultats sont parfois contradictoires. Cela prouve une fois de plus la complexité de ces maladies, où de multiples facteurs s'entrecroisent. Ainsi, le sang des patients dépressifs contient également une quantité élevée de cytokines 1 bêta, des molécules inflammatoires qui freinent la création de neurones. Les oméga 3 ne sont donc qu'une pièce du puzzle.

Du curry et des fruits pour la mémoire

Outre ces acides gras, les polyphénols intéressent les spécialistes de la neurogenèse. Il s'agit de composés chimiques produits par les plantes, qui s'en servent notamment pour se protéger des rayonnements ultraviolets ou d'autres facteurs environnementaux nocifs. Prenons par exemple la curcumine, l'un des principaux ingrédients de la poudre de curry. Chez le rat, elle stimule la neurogenèse et atténue le stress, l'anxiété et la dépression. C'est la raison pour laquelle, en 2006, le neurobiologiste Tze-Pin Ng et ses collègues de l'université nationale de Singapour ont interrogé sur leur consommation de curry plus de mille personnes âgées, dont ils ont testé les capacités mnésiques. Pour ce faire, ils ont utilisé le test de Folstein, qui évalue les fonctions cognitives et sert notamment au dépistage de la maladie d'Alzheimer. Le score à ce test est au maximum de 30 points et s'il est inférieur à 20, il signale une démence modérée. Les personnes qui prenaient du curry au moins une fois tous les six mois ont obtenu en moyenne un score de 25, contre 23 pour celles qui n'en consommaient jamais.
Les polyphénols semblent agir par l'intermédiaire d'autres molécules présentes dans notre organisme. En 2011, l'équipe de Kenji Okajima, de l'université de Nagoya, au Japon, a administré du resvératrol à des souris. Ce polyphénol a accru la libération d'un facteur de croissance nommé IGF-1 (pour insuline-like growth factor 1, ou facteur de croissance 1 ressemblant à l'insuline) dans l'hippocampe, ce qui a stimulé la neurogenèse. Le resvératrol abonde dans le vin rouge, mais attention à ne pas en abuser : l'alcool freine la croissance de nouveaux neurones, comme l'a montré l'équipe de Tracey Shors, de l'université Rutgers, dans le New Jersey, en 2012.
Autres polyphénols intéressants, les flavonoïdes, présents notamment dans les fruits rouges, comme les myrtilles. L'équipe du biochimiste Jeremy Spencer, de l'université de Reading, en Angleterre, a découvert en 2013 que lorsque des souris absorbent de la poudre de myrtilles, la concentration en protéine BDNF (brain-derived neurotrophic factor, ou facteur neurotrophique dérivé du cerveau) augmente dans leur hippocampe, ce qui favorise la multiplication des neurones. Les rongeurs ont alors obtenu des résultats aux tests de mémoire supérieurs de 30 % à ceux de leurs congénères nourris de façon plus classique.

L'ambivalence du chocolat

Le thé et le cacao sont également riches en flavonoïdes. Le chocolat en contient donc, en particulier le chocolat noir, plus concentré en cacao. À consommer cependant avec modération du fait de sa forte teneur en graisses et en sucres, qui perturbent la neurogenèse.
Ces résultats doivent-ils nous inciter à stimuler nos neurones avec des compléments alimentaires ? « Il y a de tout dans la nourriture, pourquoi prendre des pilules ? », répond Sandrine Thuret, qui préfère pour sa consommation quotidienne des poissons gras, des fruits et des légumes frais.
La frontière entre nutrition et médecine semble s'estomper. De quoi attiser l'appétit des professionnels de l'industrie agroalimentaire, dont les publicités vantent depuis longtemps les supposés bénéfices de leurs produits pour la santé . Cependant, l'option la plus sûre pour faire du bien à ses neurones reste d'imiter la neurobiologiste en mangeant de façon équilibrée !